Croyances et pratiques liées à la chance et à la malchance

Une conférence de Jean-Bruno Renard (janvier 2013).

Les notes qui suivent, prisent lors de la conférence, sont de Jean-Luc Bernet

1)      Qu’est-ce que la superstition, quels en sont les usages ?

On peut d’abord définir la superstition par son rapport au religieux.

– Articulation au religieux : superstition = croyances

– Autre articulation au religieux, la superstition c’est les croyances, mais les croyances de l’autre

– On peut également considérer que toute religion est une superstition

– Hors religion, le vocable peut être un fourre-tout

 

Peu de gens se disent superstitieux 58% disent ne pas l’être, mais en fait 7% (beaucoup) + 35% (un peu) = 42% des personnes interrogées peuvent quand même être classées comme superstitieuses

Ex du pain à l’envers : 42% des gens évitent de le faire. Beaucoup de gens jouent aux jeux de hasard le vendredi 13, exemple de renversement (positivation) d’un élément supposé néfaste.

Tous ces usages ne sont pas d’un grand secours pour le sociologue qui doit délimiter un objet spécifique.

D’où une définition + restreinte pour une approche scientifique : la superstition désigne « tout ce qui tourne autour de l’idée de chance et malchance » et c’est quelque chose qu’on retrouve dans toutes les cultures.

L’articulation possible avec la religion est en fait à nuancer, car elle donne 4 cas de figure possibles : on peut être religieux mais non superstitieux, religieux et superstitieux, non religieux et superstitieux, non religieux et non superstitieux.

2)      Quels sont les signes de cette proximité avec la superstition ?

Il faut d’abord les connaître (niveau cognitif) et ensuite agir, soit avec des objets, soit par des gestes (niveau pragmatique) : on est en présence d’actes propitiatoires (pour attirer la chance)  ou  apotropaïques (pour écarter la malchance).

3)      Quelle est la nature des superstitions ?

On distingue les superstitions culturelles collectives des superstitions singulières individuelles (dites idiosyncrasiques = propres à un individu et à lui seul)

Superstitions collectives :

Ces croyances collectives ont un impact social (éviter le chiffre 13, pas de salle, d’étage ou de chambre 13) négatif ou positif (jouer le vendredi 13).

Quelques exemples de superstitions collectives :

4 en Asie (homophonie, shi veut dire aussi la mort)

Japon : ne pas planter les baguettes verticalement car c’est la manière de présenter les offrandes aux morts lors des funérailles.

17 en Italie est néfaste.

  • Explication n° 1 le XVII a pour anagramme  VIXI (j’ai vécu)).
  • Explication n° 2 : la XVIIe légion massacrée en Germanie [1].

Ne pas passer sous une échelle.

  • Explication n° 1 : le condamné au gibet passe dessous, le bourreau la contourne.
  • Explication n° 2 : l’échelle appuyée contre la croix du Christ.
  • Explication n° 3 : une échelle appuyée contre un mur forme un triangle symbolisant la Trinité, qu’il serait sacrilège de rompre. Plus utilitariste (risque de la faire tomber, ou on risque de recevoir un outil ou un objet sur la tête). Dans cet exemple, on prend donc une précaution utile (rationnelle) pour un motif irrationnel.

Ne pas allumer 3 cigarettes à la même flamme (superstition venant de la Grande guerre). Autre explication, issue du culte orthodoxe :  seul le prêtre peut utiliser la même flamme pour allumer les 3 cierges, si un laïc le fait cela porte malheur.

Pas de chapeau sur une table ou un lit : à la campagne celui qui pose le chapeau sur le lit c’est le médecin, qui ne se déplace que pour assister un mourant. Explication n° 2 : un chapeau rond évoque une couronne mortuaire.

Ne pas placer le lit en face de la porte pour ne pas sortir les pieds devant (lié à la chance/malchance et à la mort)

Ne pas placer le pain à l’envers : se rappeler que le pain est la nourriture par excellence. Autre explication : les boulangers plaçaient sur l’étal 1 pain à l’envers pour le bourreau.

Vendredi 13 : cumul de 2 éléments. Vendredi saint + la Cène. S’ajoute (information donnée par Dominique Barthès) que le vendredi dit Saint correspond bien au 13 du mois de Nissan. Influences pré-chrétiennes. Le vendredi est certes le jour de Vénus mais il est aussi Freitag/Friday dans les traditions nordiques, c’est à dire le jour de Freya, « LA » femme, déesse maléfique. Explication sur le 13 : ce nombre outrepasse la perfection du 12 unité arithmétique de base dans la culture babylonienne. Et bien le 13 à table lié au dernier repas du Christ la veille de son arrestation.

Superstitions individuelles

Chez les sportifs par exemple

Raphael Nadal, connu pour ses nombreux rituels de superstition.

Certaines de ces superstitions peuvent être mentalement associées à un événement heureux, on recherche un lien de causalité (chaussette à l’envers, match gagné).

On est en fait en présence d’un fonctionnement de type pavlovien (réflexe conditionné). Une étude de Skinner a montré qu’on pouvait observer chez un pigeon un comportement « de type » superstitieux (reproduisant sans raison un geste associé à une conséquence positive)

Le moteur de la superstition est donc de rassurer les gens inquiets et non pas comme pour les TOC d’éviter d’être submergé par la folie.

Question : peut-on assimiler les pratiques de superstition avec des Troubles Obsessionnels Compulsifs ? Selon JBR, la frontière est parfois difficile à tracer, mais un TOC est une nécessité absolue alors qu’un comportement superstitieux n’est qu’une réassurance supplémentaire.

Question sur la croyance, répandue en Afrique, selon laquelle « faire l’amour à une vierge épargnerait du SIDA ». S’agit-iol d’une superstition ? Réponse : non, plutôt d’une pratique magique mais pas d’une superstition car il n’y a pas d’idée de chance ou de malchance (définition de JBR), même si les choses se mélangent.

4)      Pourquoi les gens sont-ils superstitieux ? Comment naît la superstition ? Qui la pratique ?

Quel intérêt de connaître l’origine des superstitions ? Intérêt sociologique avant tout, mais observons qu’on n’a pas besoin de connaître l’origine d’une superstition pour la pratiquer, de même qu’on n’a pas besoin de connaître l’étymologie des mots pour parler la langue. Autre raison pour étudier les superstitions : elles ont rarement une explication et une seule, attestée et indubitable, mais au contraire souvent plusieurs origines (phénomène qu’on observe également lorsqu’on recherche l’origine d’expressions. L’exemple donné est celui de « remède de bonne femme » : le rôle attribué à la femme dans la construction de l’expression n’est pas invalidé [2] mais l’explication par remède de bonne fame = de bonne renommée lui fait concurrence.

La superstition naît de préférence dans des milieux qui sont plus que d’autres marqués par l’insécurité, notamment parce qu’ils sont soumis aux aléas de la nature (chasseurs, pêcheurs, agriculteurs, mineurs). Forte propension à la superstition chez les marins, transmise aux plaisanciers, et beaucoup de superstitions dans le monde du théâtre, qui étaient à l’origine des superstitions de marins parce que beaucoup de marins se sont reconvertis en machinistes de décor (du fait de leur habileté à manier des cordages) au changement marine à voile / à vapeur (pas de mot corde, pas de sifflet pour diverses raisons, celles des bateaux ajoutées à celles du monde du spectacle). Les habilleuses transmettent ces superstitions et y ajoutent les leurs propres (vert, pas d’œillets parce qu’on les offrait aux comédiennes renvoyées).

D’une manière générale, on peut admettre que les couches les moins instruites, les plus défavorisées sont plus portées à la superstition, car elles ont moins de maîtrise sur leur destin. Leur seul recours est la chance aussi importante que les choix ou les atouts. Et l’absence de réussite peut s’expliquer par la malchance. Alors que les couches sociales plus favorisées peuvent considérer que c’est la qualité de leur choix ou leur mérite propre qui leur permet de réussir. Cf dans la culture yiddish les personnages du shlimazel (chanceux) ou du shlemil (celui qui rate tout, parce qu’il a « des mains de beurre »). Cependant il n’existe pas de corrélation stricte entre le niveau d’instruction et la tendance à la superstition.

Quelles superstitions liées aux couleurs ? Sachant que le noir = la mort chez nous mais pas ailleurs, on voit à quel point la superstition s’inscrit dans un contexte et une tradition culturelle. Mais de toute façon, on trouve souvent cette ambivalence positif/négatif des superstitions liées aux couleurs comme d’autres superstitions. Le vert est réputé être l’habit de Judas, est souvent le vêtement que porte le Diable, en même temps qu’il est la couleur de l’espoir, du renouveau printanier. Double symbolique (positive/négative). Pourquoi pas de vert au théâtre ou pas de fil vert pour faufiler en couture. Peut-être parce que le pigment permettant de fabriquer du vert contient de l’arsenic ?

Quelques éléments sur les pratiques superstitieuses.
  • Activités particulières : sportifs, superstitions dans la tauromachie, pratiquants de jeux de hasard. Pied de Saint Pierre : dévotion ou superstition ? Au père Lachaise, buste d’Allan Kardec (le fondateur du spiritisme) ; statue de Victor Noir, polie à l’endroit du sexe (pratique magique).
  • Artistes et hommes politiques ont des superstitions spéciales puisque leur notoriété dépend de leur succès social. Beaucoup d’artistes étaient superstitieux Zola, Hugo.
  • Des incertitudes, inquiétudes, une situation passagère peut susciter des comportements superstitieux momentanés (ex d’une personne qui ne rompt pas une chaîne magique parce que son fils est en Algérie). Les tournants de la vie génèrent ce qu’on peut appeler des « croyances clignotantes ».

D’où la limite d’un sondage, on ne peut pas répondre de manière définitive.

 

  • Ex Gérald Bronner sur la pensée extrême, qui a recours à la métaphore de la grenouille ébouillantée (qui découvre trop tard que l’élévation de la température est mortelle) ou de la montée d’escalier. Remarque : c’est très exactement le processus qui conduit à l’enfermement sectaire.
  • Superstitions de guerre : cf notamment Albert Dauzat.

 

5)      Bienfaits et méfaits de la superstition

Bienfait = anxiolytique, bon rapport coût/bénéfice. Des études montrent que les superstitions peuvent améliorer le niveau de performance (sportifs, étudiants) sans oublier l’explication utilitaire (pas de lapin à bord parce qu’ils rongent les cordages, ne pas passer sous une échelle pour éviter l’accident). En quelque sorte, de mauvaises raisons peuvent avoir des conséquences heureuses..

Ne pas oublier non plus le principe  de la prédiction auto-réalisatrice, en positif comme en négatif (placebo/nocebo). Il est de fait que, pour ne prendre que cet exemple, la mortalité est plus importante le 4 de chaque mois au Japon.

Le danger est évidemment l’abandon du libre arbitre.

Quelques références :

The success syndrome : hitting bottom when reaching the top, Steven Berglas, Plenum Press

Légendes, prophéties et superstitions de la guerre Albert Dauzat – Vuibert

La pensée extrême – Comment des hommes ordinaires deviennent fanatiques, Gérald Bronner – Denoël

L’empire des croyances, Gérald Bronner – PUF

 

Et bien, sûr Superstitions Croyances et pratiques liées à la chance et à la malchance, collectif sous la direction de Patrick Legros et Jean-Bruno Renard, Presses Universitaires de la Méditerranée

A suivi une discussion intéressante dont il est difficile de rendre compte ici.

La séance a été levée à 12h30.

Notes de Jean-Luc Bernet

[1] J’ai vérifié. C’est bien comme je le pensais à la bataille de Teutoburg en Westphalie mais il y avait là, selon Wikipédia, outre la XVIIe, deux autres légions la XVIIIe et la XIXe. Note de JLB

[2] Cf l’expression « conte de bonne femme » et l’équivalent anglais « old wive’s remedy ». Source : Wikipedia