Fiche de lecture : La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, de Gérald Bronner
Sur l’auteur : Gérald Bronner est un professeur de sociologie à l’université de Paris et membre de l’institut universitaire de France. Il travaille notamment sur des questions autour des croyances et de la radicalité. Parmi ses ouvrages les plus connus, on retrouve La démocratie des crédule (PUF, 2013), L’empire des croyances (PUF, 2003). La pensée extrême est publié en 2009, chez Denoël.
Référence bibliographique : Bronner Gerald (2009), La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, PUF, Paris, 2016.
Au travers de cet essai en trois parties qu’est La pensée extrême, Gérald Bronner poursuit et spécialise son travail sur l’univers des croyances. Les lecteurs de ses autres ouvrages ne seront que peu dépaysés et retrouveront son cheminement intellectuel classique. Ainsi, Il nous rappelle le constat qu’il avait tiré, notamment dans L’empire des croyances : les progrès de la connaissance ne sont pas en mesure de faire disparaître les croyances. Pire, ils en sont une source. Les êtres sont, en effet, mécaniquement des croyants en ce qu’ils sont fondamentalement limités dimensionnellement (c’est-à-dire spatialement, temporellement et sensoriellement), cognitivement (la pensée est porteuse de biais), culturellement (tout un chacun a un système de représentation qui agit comme un filtre à l’information). L’ouvrage est ici centré sur l’extrémisme, une thématique particulièrement actuelle en ce qu’elle fait tristement écho aux attentats ayant touché de plein fouet le territoire français lors de la dernière décennie. Bronner nous rappelle cependant que le terrorisme islamiste n’est que l’avatar le plus visible d’un phénomène bien plus englobant dont il décrit ici les logiques. Comment « certains individus adhérent si inconditionnellement à un système mental qu’ils lui subordonnent tout le reste » ? (p.13) est la question à laquelle il se propose de répondre tout au long de ce travail qui a été ici scindé en trois axes : Définition de la pensée extrême; Mécanismes de l’adhésion à la radicalité ; Coûts de l’adhésion.
Définition de la pensée extrême
A contrario d’une vision empreinte d’indignation que suscite la violence aveugle du terrorisme et à l’instar de ses précédents travaux, Bronner analyse la pensée extrême sous l’angle de la rationalité subjective individuelle, c’est-à-dire une conception ample de la rationalité qu’il a exposé auparavant, s’appuyant sur la méthode compréhensive de Max Weber. Les croyances, extrêmes ou non, ne peuvent paraître irrationnelles une fois qu’elles ont été contextualisées. Il faut les resituer autour de cinq pôles pour mieux les appréhender : conditionnalité (l’adhésion à la croyance n’est pas nécessairement inconditionnelle), progressivité (l’adhésion à une croyance se fait de manière graduelle), dimensionnalité (les limites dimensionnelles des individus les empêchent d’avoir accès à la totalité des informations qu’il leur est nécessaire de posséder), cognition (les limites de la pensée, les biais cognitifs), culture (le filtre des représentations). Si l’indignation, suscitée par le terrorisme, incite à penser que ses auteurs sont des fous ayant perdu leur humanité, c’est qu’il est plus facile d’imaginer que cette violence est issue de causes plutôt qu’issue de raisons.
Dès lors, Bronner s’applique à montrer en quoi les croyances radicales s’affilient à des logiques rationnelles. La radicalité est en fait une exacerbation de la cohérence. Non seulement les acteurs radicaux répondent à des raisonnements construits comme cohérents, mais ils le font de manière radicale. C’est-à-dire qu’ils font montre de ce que Raymond Boudon appelait une « rationalité cognitive » (p.68), ce mouvement optimal qui conduit de prémisses cohérentes à des conclusions logiques. Si « Tous les hommes sont mortels » et que « Socrate est un homme », alors « Socrate est mortel ». Dans la perspective de l’extrémisme, ce mouvement prend la forme d’une adhésion inconditionnelle à des prémisses ( ici une croyance ou une valeur) qui ne sauraient souffrir d’un compromis. « La recherche de cohérence et l’application inconditionnelle de certaines prémisses d’un raisonnement conduisent très facilement à des formes de radicalités » (p.83). Une seconde forme de rationalité s’y dessine, la rationalité instrumentale que Bronner résume par la maxime « la fin justifie les moyens ». La mise en oeuvre de moyens et méthodes démesurés, qui suscitent l’indignation, prend un sens au regard d’une adhésion inconditionnelle à des croyances qui orientent l’ensemble des représentations des individus.
Sommairement, la pensée extrême n’est pas issue d’esprits devenu fous, mais de logiques qui refusent l’incohérence. Fondamentalement, tout un chacun peut être qualifié, à un moment ou un autre de radical. En effet, l’adhésion inconditionnelle n’est pas une chose exceptionnelle. Bronner explicite cela au travers de l’exemple de l’esclavage. Il fait, en effet, peu de doute que la plupart des acteurs sociaux refuseraient catégoriquement la réhabilitation de l’esclavage de nos jours, quand bien même ils seraient conscients des intérêts économiques que cela pourrait avoir, car ils sont inconditionnellement attachés à des valeurs comme l’égalité. Lorsque l’inconditionnalité est une norme, elle est de facto invisibilisée. C’est que le caractère de l’inconditionnalité est nécessaire mais insuffisant pour définir clairement la pensée extrême. Adhérer radicalement à une idée n’est pas adhérer à une idée radicale. Or, ce qui fonde la pensée extrême, c’est l’adhésion radicale à une idée radicale. L’auteur mobilise ainsi la notion de « transsubjectivité » (emprunté à Raymond Boudon, p.137). La transsubjectivité renvoie à l’aptitude d’une croyance à s’imposer aux esprit en raison de ses capacités à convaincre voire à démontrer, indépendamment d’une réalité objective. Une des caractéristiques des propositions extrêmes est, dès lors, d’être « faiblement transsubjectives » (p.137), elles emportent peu d’adhésion et peine à donner des explications convaincantes des phénomènes. Elles endossent, de plus, un second caractère. Elles sont sociopathiques, ce qui renvoie, dans la pensée de Bronner, à la charge agonistique qu’elles portent. Autrement dit, certaines valeurs ou croyances impliquent une inadéquation à d’autres valeurs ou croyances, ou pour le dire plus pratiquement, à d’autres humains vecteurs de croyances ou de valeurs antagonistes, en découle donc un rejet systématique de l’altérité. Ainsi, le sociologue définit la pensée extrême comme « une adhésion inconditionnelle à des croyances faiblement transsubjectives et/ou ayant un potentiel sociopathique » (p.172).
Les mécanismes de l’adhésion radicale
Après avoir défini clairement ce à quoi renvoie l’extrémisme, le chercheur s’attelle à expliciter les processus d’adhésion à une idéologie radicale. Il en distingue quatre. L’adhésion par incrémentation : en premier lieu, Bronner rappelle que l’adhésion à la croyance est graduelle. Il en va de même, selon lui, pour la croyance extrême, qui répond à une mécanique incrémentielle, imperceptible pour l’observateur extérieur mais également souvent pour les individus concernés. L’adhésion à une croyance extrémiste se fait pas à pas, marche après marche. L’adhésion par transmission : Tout individu baigne dans une multitude d’espaces sociaux restreints, qui sont autant de « marchés cognitifs », c’est-à-dire des lieux de diffusion et concurrence des « produits cognitifs » (idées, théories, croyances, etc..). Ces marchés sont en eux même des limites à la quantité et au type d’informations que les acteurs reçoivent et qui leur permettent de s’orienter dans ces espaces sociaux. Dans les cas des milieux radicalisés, la tendance est à la fermeture du groupe et donc à l’accentuation des restrictions en terme de réception informationnelle. L’auteur fait ici un lien avec Internet, qui élargit les possibilités d’accès aux marchés cognitifs. Les individus s’y insèrent, en fait, dans des îlots communautaires, des îlots d’intérêts. Le web participe d’une « fluidification des rapports sociaux » (p.240) en ce qu’il permet à des individus porteurs de croyances comparables dispersés géographiquement de se retrouver en des lieux communs. L’adhésion par transmission renvoie donc à la possibilité pour un individu d’adhérer à une idéologie radicale parce qu’elle est en position de monopole ou d’oligopole majoritaire au sein du ou des marchés cognitifs qu’il fréquente.
L’adhésion par la frustration : Certains penseurs l’ont explicité, la frustration peut être un moteur des mouvements collectifs. Elle revête ici un aspect plus individuel. Sociologiquement parlant, la frustration renvoie à un décalage entre des croyances désirables et une réalité objective future. En fonction d’un contexte social particulier, les individus forgent ainsi des attentes qui, si elles ne se trouvent pas satisfaites, participent à l’émergence d’un sentiment de frustration. Cette frustration joue un rôle dans l’adhésion à la radicalité, d’autant plus quand elle se conjugue avec des sentiments d’humiliation, de déclassement (Bronner note, à ce titre, le niveau d’étude élevé des auteurs d’attentats récents), de rejet, de déracinement et de dissonance identitaire (concernant la radicalisation d’individus issus de l’immigration). Elle est d’autant plus exacerbée dans les sociétés démocratiques, fondées la récompense du mérite et sur l’égalité, qui autorisent à espèrer une place prestigieuse qui, par essence, n’est attribuée qu’à peu. Si la plupart des acteurs mettent de côté leurs rêves de grandeur, certains nourrissent un sentiment de frustration qui les mène alors sur le chemin de l’extrémisme.
L’adhésion par dévoilement/révélation : Elle se produit lorsque des individus constitués psychologiquement d’une certaine manière, c’est-à-dire ouvert à une croyance à laquelle il n’aurait pas nécessairement adhérer dans une autre constitution psychologique, perçoivent une sorte de signe qui les poussent vers une voie particulière, en l’occurrence celle de la radicalité. Ce signe participe d’un sentiment de dévoilement, c’est-à-dire la compréhension soudaine d’un ensemble d’élément disparate qui éclaire un chemin spécifique.
Les coûts de l’adhésion inconditionnelle
En somme, Bronner en revient à un de ses constats de L’empire des croyances. Une croyance se définit autant par son contenu que par le rapport entretenu avec le contenu. Si, dans l’ouvrage précédent, ce rapport était synonyme de l’argumentation que les individus sont capables de mobiliser pour défendre le contenu, il revêt ici les formes de l’adhésion. Ces formes de l’adhésion impliquent des coûts. Dans la perspective du sociologue, plus une croyance est partagée, moins elle est coûteuse à endosser car son coût social est faible et n’implique pas de contestation de l’idéologie dominante. La croyance est en position de monopole cognitif sur le marché, ou majoritaire sur un marché oligopolistique. Elle l’est d’autant moins si elle s’insère dans un système de pensée préalablement préparée, car elle ne remet pas la représentation du monde de l’acteur concerné en question (« coût cognitif »). Logiquement, puisque les individus baignent constamment dans différents marchés cognitifs, ils sont confrontés à des croyances contradictoires, majoritaires ou minoritaires, auxquelles ils peuvent simultanément adhérer. Dans cette perspective, l’adhésion inconditionnelle à une croyance radicale implique de grands coûts que les acteurs doivent réduire par diverses stratégies. En ce sens, les adeptes de la pensée extrême cherchent à confirmer leurs croyances dès qu’ils le peuvent, notamment, auprès des pairs. Loin d’être isolés, ces acteurs s’insèrent dans des groupes sociaux qui jouent deux rôles : le premier est de rassurer les croyants face à leurs doutes, le second est de restreindre l’accès aux marchés cognitifs des individus, de provoquer une forme d’isolement mental. Moins soumis aux croyances extérieures, la menace d’un basculement idéologique des agents diminue. De plus, les marchés cognitifs répondent à une logique darwinienne. Ainsi, les croyances qui y sont proposées sont d’emblée adaptées aux conditions extérieures de leurs diffusions. En conséquence, les croyances minoritaires sont adoptées par des individus qui, à terme, seront particulièrement motivés à défendre leurs points de vue mais également habitués à le faire puisqu’en concurrence constante avec d’autres croyances minoritaires ou majoritaire. L’adhésion et la confirmation de la croyance peuvent dès lors participer d’un sentiment de purification, voire de renaissance symbolique (comme en témoigne les changements de nom qui s’opèrent parfois dans les rassemblements sectaires) où les croyants pensent s’extraire de l’hypocrisie et du mensonge ambiant, eux qui sont alors persuadés de détenir l’unique « vérité vraie ». Les coûts de l’adhésion peuvent également se réduire par des processus d’auto-victimisation identitaire et de culpabilisation des groupes antagonistes, en somme, par une distanciation du groupe d’appartenance ou du soi au reste du monde (« Vous m’avez poussé dans mes derniers retranchement […]. C’était votre décision. », écrivit Cho Seung Hui, auteur d’un attentat dans l’université de Virginia Tech) . Tout vise, en fait, à réduire la corruptibilité de l’individu. En effet, la vie sociale est faite de compromis qui prennent souvent la forme d’un choix entre des valeurs et d’autres valeurs ou des valeurs et des intérêts, ce qui donnent lieu à une « concurrence intra-individuelle » (p.293). Autrement dit, les individus font des évaluations comparatives. En ce que les acteurs peuvent choisir de rejeter des valeurs au profit de leurs intérêts, ils sont corruptibles. Si la question entre valeur et intérêt est l’objet d’un dilemme, il y a une commensurabilité entre les deux mesures. Dans le cas contraire, Bronner parlera d’incommensurabilité. Ainsi, pour l’auteur, à partir d’un certain seuil, l’adhésion à une croyance devient incommensurable, c’est-à-dire que les acteurs peuvent tout à fait faire passer des croyances ou des valeurs avant des intérêts particuliers. Ceci donne une explication au passage à l’acte violent. Les individus ne sont pas inconscients des conséquences de leur actes, c’est que leurs visions du monde sont entièrement articulées autour de croyances qui justifient, selon eux, tous les sacrifices : « La fin justifie les moyens ».
La radicalisation est donc une thématique complexe à laquelle Bronner tente d’apporter une explication au travers de sa théorie du marché cognitif, et plus largement, de sa théorie des croyances. Si l’ensemble offre un schéma explicatif cohérent, il laisse également entrevoir des possibilités de « déradicalisation ». C’est ainsi que le sociologue clôture son ouvrage sur quelques hypothèses très générales et incertaines à ce propos, tout en soulignant les difficultés éthiques d’apporter une solution satisfaisante. Ce modèle a cependant le mérite de resituer le phénomène de la radicalisation, objet de passions déchaînées médiatiques, politiques et citoyennes, et rappelle ainsi l’importance de l’analyse sociale froide s’écartant des préjugés invoqués par l’indignation et l’incompréhension que suscitent cet avatar de la violence.